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Notes de lecture 2017

Note de lecture : « Smilla et l’amour de la neige » (Peter Høeg)

Le roman noir polaire du choc fantastique des obsessions

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Parce que je cours et qu’il est seulement cinq heures du soir, parce que la circulation est encore dense, j’arrive sur les lieux quelques minutes avant l’ambulance.
Esajas a les jambes repliées sous lui, le visage dans la neige et les mains autour de la tête, comme pour se protéger de la petite torche braquée sur lui, comme si la neige était une fenêtre par laquelle il scrutait une chose enfouie loin sous terre.
Le policier devrait me demander mon identité et prendre mon adresse et, surtout, préparer le terrain pour ses collègues qui vont bientôt sonner à toutes les portes. Mais l’homme est jeune, il n’a pas l’air dans son assiette. Il évite de regarder Esajas. Après s’être assuré que je ne vais pas franchir la bande rouge, il me laisse là.
Il aurait pu condamner un périmètre plus important, mais quelle différence ? Les entrepôts sont en cours de rénovation. Les machines ont tassé la neige, la rendant aussi dure qu’une dalle de béton.
Même mort, Esajas semble avoir détourné la tête, comme s’il refusait toute compassion.
(…)
Il s’est engagé sur la neige à l’endroit même où nous nous trouvons. Les traces partent en diagonale vers le bord et longent le toit sur une dizaine de mètres. Là, elles cessent. Puis elles reprennent vers le coin à l’extrémité du bâtiment et elles suivent le bord à environ cinquante centimètres, jusqu’au coin de l’autre entrepôt. Il est revenu presque trois mètres en arrière pour prendre son élan. Puis les traces vont droit vers le bord, là où il a sauté.

Publié en 1992 (et traduit en français au Seuil en 1995 par Alain Gnaedig et Martine Selvadjian), le troisième roman du Danois Peter Høeg commence par une chute mortelle, celle d’un enfant groenlandais exilé à Copenhague avec sa mère, jeune veuve alcoolique. Il devient immédiatement le roman d’une quête et d’une forme extrêmement subtile de révélation, en s’attachant aux pensées et aux pas de Smilla, trentenaire et voisine d’escalier du gamin, qui d’emblée, en ayant vu les traces des baskets d’Esajas sur la neige par ailleurs immaculée du toit, ne peut accepter un instant la version officielle du jeu ayant accidentellement tourné au drame.

 

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Juliane Christiansen, la mère d’Esajas, est un éloge vivant des vertus thérapeutiques de l’alcool. À jeun, elle est contractée, inhibée, muette comme une tombe. Ivre, elle est gaie comme un pinson.
Sous l’effet du disulfirame qu’elle a pris ce matin et noyé sous l’alcool depuis notre retour de l’hôpital, la mutation est en cours, visible aussi à travers le processus d’empoisonnement général de l’organisme. Malgré tout, elle semble aller mieux.
– Smilla, je t’aime.
On raconte que les gens boivent beaucoup au Groenland. Cet euphémisme est dénué de sens. On y boit des quantités phénoménales. D’où mon attitude vis-à-vis de l’alcool. Lorsqu’il me prend l’envie de boire un breuvage plus corsé que la tisane, je me remémore le spectacle des rues avant l’instauration du rationnement auquel se sont volontairement soumis les habitants de Thulé.

 

Largement conçu en roman noir, roman policier ou thriller, « Smilla et l’amour de la neige » échappe très vite aux codages et prend son envol vers les sommets à partir de son personnage central, métisse groenlandaise et glaciologue de haut vol, dont la compréhension intime de la biographie complète par la lectrice ou le lecteur est peut-être bien le véritable enjeu de la narration, au long de ces 500 pages où il entre infiniment peu de superflu. Mobilisant avec une tendresse paradoxale toutes les ressources de la longue et difficile relation coloniale entre Danemark et Groenland, mais aussi celles des expéditions folles imaginées durant la deuxième guerre mondiale et durant la guerre froide, sur le fond constant de l’avidité humaine, le roman de Peter Høeg s’échafaude aussi, retors à souhait, en une ode étonnante à la science et à la connaissance, qu’il s’agisse d’ethnographie, de glaciologie ou de mathématique pure, sous le signe des « Éléments » d’Euclide, inattendu livre de lecture utilisé par Smilla auprès d’Esajas avant sa mort. Incroyable galerie de comportements obsessionnels, chez les « petits » protagonistes comme chez les « grands », cette quête noire et arctique prend ainsi peu à peu les dimensions d’un gigantesque défi, celui adressé par l’esprit méthodique et bizarrement sûr de lui à la compréhension du monde et de soi.

 

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On lui donnerait la quarantaine finissante, autrement dit vingt ans de moins que son âge. Il porte une tenue de sport en thermolactyl, des chaussures à crampons, une casquette de base-ball et des mitaines de cuir. D’une poche-poitrine, il sort un flacon en verre fumé, le vide d’un geste routinier qu’on remarque à peine. Du propanolol, un bêtabloquant qui ralentit les pulsations cardiaques. Il ouvre une main et en considère la paume. Elle est large, blanche, soignée et parfaitement calme. Il choisit un club, un driver Taylormade, avec une tête en palissandre poli taillée en forme de cloche. Il ajuste sa prise et soulève le club. Pendant la frappe, toute la puissance de ses quatre-vingt-cinq kilos est concentrée en un point de la taille d’un timbre-poste. La petite balle jaune semble voler en éclats avant de disparaître. On ne la voit resurgir qu’au moment d’atterrir sur le green, au fond du jardin, où elle se pose docilement à proximité du drapeau.
– Une balle Cayman, dit-il. De chez McGregor. Avant, j’avais toujours des problèmes avec les voisins. Ce modèle-ci est deux fois plus lent.
Cet homme est mon père. Je démasque aussitôt les intentions de cette démonstration en mon honneur – la prière d’un petit garçon qui désire être aimé, et que je n’envisage pas une seconde d’exaucer.
Vu d’ici, le Danemark m’apparaît exclusivement peuplé de petits-bourgeois. Les plus démunis et les vrais nantis représentent une minorité exotique.
J’ai la chance de connaître une quantité de gens de la première catégorie, d’autant plus que les Groenlandais y sont fort bien représentés.
Mon père appartient à la seconde.

 

Avant que Thomas Day, venu jouer les libraires d’un soir à la librairie Charybde en juin 2014, n’en parle avec éloquence (on peut l’écouter ici), mon premier contact avec ce fabuleux roman avait été le film qu’en a tiré Bille August en 1997. Très réussi, il souffre néanmoins d’un défaut qui se révèle pleinement à la lecture de l’original : trahi par les nécessités du casting des acteurs principaux, il ne parvient pas suffisamment à maintenir le flou magnifiquement maîtrisé par Peter Høeg quant à l’importance réelle des différents personnages initialement croisés par la lectrice ou le lecteur.

Il y a ici à l’œuvre une rare magie blanche dans la manière dont l’auteur a su tirer un univers entier, sombre et intense, du racontar arctique (comme dirait bien entendu Jorn Riel) selon lequel les Inuits disposent de 50 mots ou plus pour désigner la neige sous ses différentes formes.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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